Cette séance d’ouverture du cycle de l’année 2021-2022 visait à replacer les questions soulevées par la thématique retenue (« rendre des comptes ») à la fois dans un temps long et dans des champs voisins mais non nécessairement toujours pensés de concert. Édouard Vasseur revient en introduction sur l’expression de « reddition des comptes », sa genèse ou son absence au fil des siècles et sur la notion d’accountability, voisine, mais plus large d’un point de vue juridique et qui insiste sur une capacité autant que sur une obligation.

Dans un premier exposé consacré à « Vérités des comptes, vérités des archives : (trans)figurations historiques (XVI^e-XX^e s.), Olivier Poncet examine le couple comptes-archives au prisme de la naissance et de l’affirmation d’une critique des sources historiques qui a partie liée avec le concept philosophique et scientifique de vérité, historicisé pour l’occasion. Après avoir rappelé la polémique qui opposa en 1934 Lucien Febvre à Henri Jassemin autour de la thèse de doctorat de ce dernier consacrée à la chambre des comptes de Paris au XV^e siècle, occasion de délimiter un champ scientifique distinct, O. Poncet revient sur les assises institutionnelles du contrôle des comptes dans la France médiévale et moderne. Il insiste en particulier sur l’importance de l’archivage des comptes contrôlés aux côtés de leurs pièces justificatives, un phénomène avant tout performatif et nullement imposé par des règlements ou des textes juridiques. La question des archives est également au cœur de l’opération de déconstruction opérée par l’établissement des règles de la critique diplomatique par Mabillon au XVII^e s. qui, dans un siècle où la vérité tourne à l’obsession, assure l’autonomie de la critique du document en dehors, a priori, de tout dépôt d’archives et à l’inverse du jus archivi développé dans l’Empire. Cet héritage intellectuel est mis au service, au siècle suivant, du projet monarchique du Cabinet des chartes destiné à fonder un arsenal documentaire indépendant des archives sous contrôle de l’opposition parlementaire. Son échec politique patent n’enlève rien à son intérêt purement scientifique qui inspira mutatis mutandis le projet de réinvestissement de l’histoire de France et de ses sources par la Monarchie de Juillet. Par delà la période méthodique d’écriture de l’histoire de la fin du XIX^e siècle, où les archives furent sommées comme jamais de rendre des comptes à l’établissement des faits historiques, vint le temps de la mise en doute de cette équivalence entre vérité historique et vérité des archives. Les archives entendues comme « greniers de l’histoire », simples magasins à faits de l’historien (L. Febvre), étaient également au service d’une administration (Charles Braibant) à laquelle on ne tarda pas à demander de plus en plus de comptes.

Cette longue histoire de l’accountability administrative et politique prend une partie de ses sources contemporaines dans les débats de l’époque révolutionnaire, comme l’expose Édouard Vasseur. L’article 15 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 (« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration »), tout en reprenant le vieux contrôle des comptes publics, pose la question de la responsabilité personnelle des ministres et plus largement celui de la responsabilité politique d’un gouvernement. Il est resté longtemps et jusqu’à une époque récente fort peu mis en œuvre, y compris d’un point de vue judiciaire. La prise de conscience des archivistes sur le rôle que peuvent tenir les archives dans l’application de ces théories sur la marche des États démocratiques a connu des réflexions appuyées aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, avant une éclipse au cours des années 1960, que traduit à sa façon les dispositions de la loi française de 1979 orientée vers la justification des droits et la documentation pour la recherche. Pourtant, c’est au cours de la décennie 1970 que la neutralité des archives, partant leur constitution et leur assise institutionnelle, est remise en cause. Les décennies suivantes voient l’affermissement théorique d’une accountability démocratique qui bouleverse les pratiques des archivistes qui finissent par établir un lien entre leur fonction et les droits de l’homme tels qu’ils sont posés au niveau international d’abord, au plan intérieur ensuite dans un mouvement, toujours en cours, de transparence de l’action publique dont les récents débats autour des archives classifiées ne sont qu’un des aspects saillants.

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